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Éric Sanvoisin

Trilogie : le Surnatureur

Tome 2 :

La confrérie des éclopés

 

 

 

Surnaturel : qui semble inexplicable, trop grand, trop intense pour être naturel…

 

 

Surnatureur : personne capable d'enrayer un phénomène surnaturel ou de réduire à néant les pouvoirs d'une créature surnaturelle.

 

 

 

 

Chapitre 1

 

 

            — Allô ?

            — Bonjour, mon oncle.

            — Alexandre ? Tu vas bien ?

            — Je survis, mon oncle.

            — Je… je voulais t'appeler mais je n'ai vraiment pas eu le temps. J'ai du travail par-dessus la tête. Tu me pardonnes ?

            — Je ne vous appelle pas pour vous faire des reproches.

            — Tant mieux. La situation est embarrassante. J'ai appris aujourd'hui les tragiques événements qui ont frappé ton orphelinat. J'imagine que tu appelles pour me demander de te reprendre avec nous…

            — Pas du tout. Savez-vous ce que va devenir l'orphelinat Crésus ?

            — L'un de ses administrateurs vient de me contacter. L'établissement ne va pas fermer comme la menace a plané. Un nouveau directeur vient d'être nommé. Il va prendre ses fonctions dans les jours qui viennent.

            — C'est un soulagement. Je m'inquiétais.

            — C'est quelqu'un de très bien qui va rapidement reprendre les choses en main. On m'en a dit deux mots. Il va t'étonner.

            — Voilà qui me rassure. Je me suis attaché à cette vieille bâtisse et aux gens qui s'y trouvent.

            À l'autre bout de la communication, Sidonius Legrand était décontenancé. Il ne comprenait rien à cette étrange conversation.

            — Tu ne me demandes pas comment se porte la LEH ?

            — Non. Je vous fais confiance, mon oncle.

            — Nous sommes en train de redresser la barre.

            — J'en suis content pour vous, mon oncle. N'oubliez pas de régler les honoraires de John Major. Il m'a beaucoup aidé, même s'il n'a rien trouvé de nouveau sur papa et maman.

            — Je n'y manquerai pas. Tu vas vraiment bien, Alexandre ?

            — Comme un orphelin, mon oncle.

            Alexandre replia son portable. Il imagina avec délectation la discussion que son appel ne manquerait pas de susciter entre Sidonius et Roselyne Legrand. Ils allaient se poser mille questions à son sujet, surtout sa tante, et interpréter son comportement inhabituel de mille façons différentes. Que mijotait-il contre eux ? Voilà qui allait bientôt les tracasser. La réponse était : rien.

            Alexandre venait de tirer un trait définitif sur cette branche de sa famille. Il ne redoutait plus aucun fantôme de ce côté-là.

            À un moment, pourtant, la tentation de révéler à son oncle et à sa tante qu'Adéloïs et Adèle Legrand vivaient, cachés quelque part, l'avait effleuré. Quel plaisir leur incrédulité et leur frustration lui auraient procuré ! Finalement, il y avait renoncé pour garantir la sécurité de ses parents et la tranquillité de John Major. Il trouvait cependant que, pour un adolescent de quatorze ans, posséder et protéger deux secrets importants constituait une tâche beaucoup trop lourde. Il regrettait sa vie d'avant l'orphelinat Crésus qui, malgré, son handicap, avait été celle d'un enfant gâté.

            Comme il s'apprêtait à éteindre la lumière et à faire de beaux rêves, un cognement résonna sur la porte. À cette heure ?

            Alexandre n'avait pas le courage de se lever. Mais son visiteur nocturne s'entêta.

            — Oui ? demanda-t-il, de guerre lasse.

            — C'est nous, répondirent en chœur Jules-Henri et Ève Lombargini.

            Il les avait oublié, ces deux-là.

            — Il est tard. Qu'est-ce que vous voulez ?

            — Nous venons te dire adieu. Nos tuteurs ont décidé de nous retirer de l'orphelinat Crésus.

            — Quand partez-vous ?

            — Demain matin, aux aurores.

            Voilà qui était précipité. Mais ces départs brutaux ne seraient probablement isolés. Le nouveau directeur allait avoir du pain sur la planche.

            — Attendez un instant. J'arrive.

            Alexandre repoussa ses couvertures et se glissa dans son fauteuil. Il n'avait envie de voir personne mais il n'aurait pas été très poli de dire au revoir à ses amis à travers une porte. Il débloqua le verrou.

            — C'est dingue tout ce qui s'est passé à l'orphelinat ces derniers temps ! s'exclama Jules-Henri en pénétrant dans la chambre.

            — Où est Samantha ? s'enquit Ève Lombargini, sur ses talons.

            — Elle est retournée à l'hôpital. Sa sortie était prématurée.

            — Dommage. Nous ne pourrons donc pas lui faire nos adieux.

            Alexandre ne perçut aucun regret dans l'intonation de l'Italienne. Et puis, avec un détachement extrême, il se demanda pourquoi Jules-Henri tirait le verrou derrière lui.

            — C'est ballot ce qui est arrivé à Brinda et à la directrice. La foudre, c'est beaucoup plus dangereux qu'on le croit !

            — Ce qui est étrange, renchérit l'Italienne, c'est que, moi, je n'ai pas vu l'ombre d'un éclair. Il pleuvait très fort. Il y avait beaucoup de vent. Mais je n'ai pas non plus entendu le tonnerre. Comment tu expliques ça, Alexandre ?

            Où voulait-elle en venir ? Au nom de quoi se permettait-elle de remettre en cause la version officielle ?

            — En tous les cas, moi qui étais dehors, je peux vous assurer qu'il s'agissait d'une vraie tempête, appuya l'adolescent.

            — Oui mais pas d'un orage. Qu'est-ce que tu faisais dehors, d'ailleurs ? Hein ?

            Les adieux tournaient à l'interrogatoire. Alexandre engagea son fauteuil dans une large courbe qui l'amena devant la fenêtre. La nuit était épaisse. Pas un mouvement à l'extérieur.

            — J'étais allé me promener. Mal m'en a pris.

            — Tu aurais pu y laisser ta peau ou tes yeux…

            — J'ai eu plus de chance que Brinda et Melle de Saint-Agathon. La foudre est tombée loin de moi.

            Alexandre observa la paysage nocturne. Les arbres se balançaient sous un ciel chargés de nuages. Le temps restait agité, prêt à se dégrader à la première occasion.

            — Mais eux, pourquoi étaient-ils sortis, à ton avis ? Ne nous dis pas que, comme toi, il leur avait pris l'idée saugrenue de faire une petite balade sous des trombes d'eau…

            — Je n'en sais rien.

            Jules-Henri vint se placer à sa gauche, la main sur l'accoudoir du fauteuil. Ève Lombargini effectua le même mouvement sur sa droite.

            — Pardonne-nous de mettre en doute ta parole de… Surnatureur, mais nous pensons que les événements ne se sont pas déroulés comme tu le prétends.

            Comment pouvaient-ils être au courant ? C'était impossible. À moins que Brinda…

            Mais Alexandre n'eut pas à leur poser la question. Quand il vit le regard orange de l'Italienne et celui, rouge, de Jules-Henri, il comprit.

            — Vous êtes…

            Il n'acheva pas sa phrase. Il eut l'impression que sa tête explosait.

            Le regard de braise de son ancien ami ne lui était pas inconnu. C'était lui qui l'avait attaqué dans sa chambre, et non Melle de Saint-Agathon.

            Alexandre se souvint de la scène où Balrogue avait sondé le garçon. Il en avait fait une mauvaise interprétation, inversant les rôles. L'ogre suspectait déjà Jules-Henri mais n'avait pas réussi à percer ses défenses.

            Samantha, elle aussi, savait qu'il y avait plusieurs monstres mais sans connaître leur identité. Elle avait tout d'abord refusé de lui désigner la directrice pour qu'il ne focalise pas toute son attention sur cette dernière. Hélas, il n'avait pas saisi ce qu'elle cherchait à lui faire comprendre.

            Et maintenant, il était trop tard.

 

 

 

Chapitre 2

Où le jeune Surnatureur Alexandre Legrand

est entre de bien mauvaises mains…

 

 

            Le ciel était bouché quand Alexandre mit le nez dehors en compagnie des deux monstres. Mais il n'en vit rien. Éve Lombargini avait dissimulé ses yeux derrière une bande de tissu découpée dans un drap. Alexandre sentit son fauteuil poussé avec vigueur et voulut tendre les bras vers l'avant. En vain. Jules-Henri lui avait attaché les mains dans le dos.

            Le prisonnier sentait son esprit se rétracter, pris dans l'étau des deux monstres.

            Avant de se laisser emmener comme un colis encombrant, Alexandre avait essayé de leur tirer les vers du nez.

            — La disparition de Melle de Saint-Agathon ne vous attriste pas ?

            Jules-Henri susurra sa réponse à l'oreille du garçon.

            — Elle nous a tout appris mais, depuis bien longtemps déjà, elle ne nous arrivait plus à la cheville. Elle a eu sa chance…

            — Les monstres ne font pas de sentiments.

            — Tu viens de comprendre quelque chose d'important, Alex. C'est pourquoi nous ne souffrons jamais.

            — C'est vous qui avez assassiné Balrogue !

            — Ce bon professeur Balrogue était lui aussi beaucoup trop tendre. Mais il avait une excuse : il était devenu Surnatureur sur le tard. Il ne possédait pas tes potentialités. Tu es beaucoup plus dangereux que lui. Nous allons nous occuper personnellement de toi, sans te détruire tout de suite car il se peut que nous ayons encore besoin de toi…

            Malgré son insistance, Alexandre n'avait pas réussi à en savoir plus. Il ignorait où les deux monstres comptaient l'emmener. Et, naturellement, il avait peur.

            Le fauteuil descendit très vite le plan incliné. Alexandre sentit son estomac se creuser. En bas, l'arrêt fut brutal.

            — Où allez-vous ?

            La voix d'Adeline Morbak était ulcérée. Sans la voir, Alexandre savait qu'elle se tenait en haut des marches. « Pourvu qu'ils ne lui fassent pas de mal… » songea-t-il en sentant une main se poser sur sa bouche.

            — Nous emmenons Alexandre faire un petit tour, Melle Morbak, répondit Ève Lombargini sur un ton joyeux. C'est un jeu entre nous.

            — Un jeu ? s'étonna la secrétaire.

            — Oui, le jeu des adieux, renchérit Jules-Henri. Vous savez bien que nous partons définitivement. C'est peut-être la dernière fois que nous voyons Alexandre. Alors nous voulons marquer le coup !

            La voix de Jules-Henri appuyait sur chaque mot important comme pour les faire entrer dans la tête d'Adeline Morbak. Mais celle-ci ne se laissa pas faire ; du moins, pas tout de suite…

            — Vous n'avez pas besoin d'emmener Alexandre faire un petit tour pour vous dire au-revoir. Vous pouvez aussi bien faire ça ici, dans le parc, ou bien organiser une petite fête dans votre chambre. Alexandre n'a pas le droit de quitter l'établissement. Je trouve votre jeu limite. Enlevez-lui ce bandeau ridicule.

            Alexandre admirait le cran de la secrétaire. Il aurait voulu la mettre en garde. Hélas, la main qui condamnait sa bouche venait d'accentuer sa pression sur ses lèvres.

            — Alexandre est d'accord.

            — Je m'en moque. Vous ne m'avez pas bien comprise. Il ne montera pas dans cette voiture.

            Alexandre serra les dents. Captif de son fauteuil sur lequel il ne pouvait pas agir, il éprouvait un douloureux sentiment d'impuissance.

            L'attitude des deux monstres changea soudainement. Il sentit leur esprit s'ouvrir et émettre une onde de tristesse en direction d'Adeline Morbak. Celle-ci ne tarda pas à renifler et à se mettre à pleurer.

            — Vous avez raison. Il n'y a rien de plus triste que des adieux. Emmenez M. Legrand avec vous, ça lui changera les idées.

            — Merci, Melle Morbak, grinça Ève Lombargini. Nous n'en attendions pas moins de votre part.

            — Tu ne trouves pas que Melle Morbak est bonne avec toi ? demanda Jules-Henri à son prisonnier au moment où il lui libérait la bouche. Bonne et compréhensive…

            — Oui, très… aimable, articula Alexandre, les lèvres engourdies.

            Le fauteuil se remit en branle.

            — Mais revenez vite. Alexandre doit être de retour pour l'arrivée du nouveau directeur de l'orphelinat Crésus, M. Gique. Avant dix-huit heures…

            — Ne vous faites pas d'inquiétude, Melle Morbak, tout ira bien. Il sera de retour en temps et en heure.

            Une limousine était stationnée au pied du grand escalier. Longue et noire. Le chauffeur, en uniforme, quitta son véhicule pour aider Ève Lombargini à installer Alexandre à l'intérieur. Ce dernier fut surpris par la taille de l'habitacle. Il ne s'était même pas cogné la tête. Les deux monstres prirent place en face de lui.

            Un détail, pourtant, dérangeait l'adolescent. Il n'avait pas entendu le bruit du coffre que l'on ouvre et que l'on referme.

            — Avez-vous déjà rangé mon fauteuil ?

            — Nous le laissons ici. Il est un peu trop surprenant à notre goût. Nous t'en trouverons un plus ordinaire !

            Cette nouvelle démoralisa complètement le prisonnier. Sans son fauteuil, il se sentait nu comme un ver. Et il commença à grelotter.

            Ève Lombargini s'en aperçut et demanda au chauffeur de monter le chauffage. De l'air chaud pulsa des parois et du sol, diffusant une douce tiédeur parfumée. Le véhicule démarra.

            Le froid qui glaçait le cœur des os d'Alexandre ne diminua en rien.

            — S'il vous plaît, mon fauteuil…

            Pour toute réponse, Ève Lombargini dénoua le bandeau qui contrariait ses yeux. Alexandre les frotta. Mais il fut vite désappointé. Par les vitres fortement teintées de la berline, il ne distinguait que les formes proches et encore de manière floue. Il lui serait impossible de mémoriser l'itinéraire qu'ils allaient suivre.

            La limousine s'engagea dans la longue allée qui permettait de sortir du domaine. De nombreux arbres figuraient une foule silencieuse et spectrale qui observait leur passage avec des bruissements de feuilles et des frôlements de branches ; une sorte de cordon d'admirateurs discrets et respectueux.

            S'il quittait l'orphelinat maintenant, Alexandre savait qu'il n'y reviendrait jamais plus. Une crampe contracta son ventre. Il retint sa respiration pour se débarrasser d'elle. Dans son sillage, elle laissa une idée…

            — J'ai envie d'aller aux toilette, miaula-t-il. C'est urgent.

            Qu'imaginait-il ? Que la limousine allait s'arrêter au milieu du chemin ? Que les deux monstres allaient l'aider à sortir et à se soulager ? Qu'il pourrait leur fausser compagnie et s'enfuir en courant ? L'adolescent se trouvait pathétique. Mais ne rien faire, ne rien tenter, c'était pire.

            Jules-Henri le regarda avec un air goguenard.

            — Bien sûr. Nous avons tout prévu. Cette voiture est aussi étonnante que ton fauteuil roulant.

            Il se pencha et sortit de dessous la banquette un pot de chambre en plastique, aux formes très modernes. Il le lui tendit.

            — Prends ça. Nous ne regardons pas.

            Ève Lombargini s'intéressa à la végétation extérieure qui défilait de l'autre côté de la vitre teintée. Au moment où Alexandre prenait l'objet par la poignée, une inspiration subite lui dicta ces mots :

            — Arrêtez la voiture, s'il vous plaît. Il y a trop de soubresauts. Je vais me faire dessus.

            D'un simple geste de la main, Jules-Henri accéda à sa demande. Dans le rétroviseur intérieur, le chauffeur le capta et l'interpréta. Le véhicule freina et s'arrêta en douceur.

            — Merci.

            Alexandre se força. Il n'avait pas envie plus que ça. Ce fut long et difficile, surtout en public et dans l'inconfort le plus total. Il n'avait gagné qu'une poignée de minutes mais il les devinait précieuses.

            Au bout d'un moment, Ève Lombargini réclama de la musique pour briser le silence pesant. Une chanson aux accents nostalgiques, en anglais, envahit l'habitacle par des haut-parleurs incrustés dans le plafond.

            Quand la limousine se remit en route, le prisonnier avait repris du poil de la bête. Quelque chose allait se passer.

 

 

Chapitre 3

Où l'on assiste à une confrontation inédite :

le pot de fer contre le pot de yaourt…

 

 

            À l'approche de la voiture, le portail automatique bourdonna et commença à s'ouvrir. Alexandre l'observa avec désespoir. Il essaya de perturber son mécanisme en projetant vers lui un ordre mental bref : STOP ! Mais il ne possédait pas le pouvoir d'agir sur les choses à distance. Les grilles terminèrent donc leur mouvement sans retard. Alexandre se recroquevilla sur son siège.

            Désormais, plus rien ne pouvait contrarier son départ. Un grand vide se forma dans sa tête. Ses yeux se couvrirent d'une mince pellicule de larmes. L'image de ses parents, depuis trop longtemps absents, s'afficha sur l'écran de sa mémoire. Il avait toujours pensé qu'il les reverrait un jour. Mais là, maintenant, le doute s'insinuait dans cette belle certitude.

            À hauteur du portail, la limousine pila et dérapa que quelques dizaines de centimètres. En face, une voiture beaucoup plus modeste, qui allait s'engager dans la propriété, fit de même. Il y eut un léger froissement de pare-chocs.

            Jules-Henri jura. Il n'aimait pas l'imprévu et les contretemps encore moins.

            — Mais regardez-moi cet abruti ! Klaxonne, Antelme, klaxonne !

            Le chauffeur klaxonna. Le conducteur du second véhicule l'imita, un ton en dessous.

            — Mais qu'est-ce qu'il attend pour dégager le passage ! s'emporta le monstre.

            — Ne t'énerve pas, tenta de le raisonner Ève Lombargini. C'est peut-être le nouveau directeur…

            — Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche ! S'il veut entrer, il n'a qu'à nous laisser sortir !

            — Ce n'est pas en braillant que tu vas te faire comprendre de lui.

            — Tu veux que je lui fasse envoyer des fleurs, peut-être !

            L'Italienne haussa les épaules et ouvrit la portière sur laquelle elle s'appuya pour extraire une partie de son corps de la limousine. Elle s'adressa aimablement au propriétaire du petit véhicule dont elle ne parvenait pas à distinguer le visage. Des reflets changeants, dus aux rayons de soleil qui venaient d'apparaître et passaient par le filtre des branches, occultaient la transparence du pare-brise.

            — Soyez gentil, monsieur. Reculez. Nous allons nous empresser de dégager le passage.

            Elle n'obtint aucune réaction du mystérieux conducteur. Avait-il compris sa demande ? Où s'entêtait-il de manière volontaire ?

            — Voilà, tu es contente ? grogna Jules-Henri. Tu as obtenu quelque chose avec tes bonnes manières ? Même pas ! Nous avons à faire à un abruti de première catégorie !

            — Antelme, pousse-le !

            Ève Lombargini s'empressa de réintégrer l'habitacle en claquant la portière.

            Alexandre tournait le dos à la route. Il se tordit le cou pour essayer d'apercevoir l'occupant de la voiture qui, sans le savoir, venait à son secours. En vain. Peut-être parviendrait-il, dans la confusion générale, à neutraliser les deux monstres…

            Le chauffeur enclencha la première et fit gronder le moteur. Les pneus de la limousine commençaient à patiner et à creuser le sol. Mais le petit véhicule ne bougeait pas d'un millimètre. Le chauffeur insista et finit par caler. Il jura dans une langue inconnue.

            La petite voiture profita de son bref avantage pour pousser la limousine sur deux ou trois mètres. Sa mécanique tournait à plein régime. Malmenée, elle produisait un bruit strident, inquiétant. Le chauffeur bloqua son frein à main et donna un tour de clef. Le moteur de la limousine grogna puis lança un long rugissement. Le chauffeur écrasa l'accélérateur et regagna, centimètre par centimètre, le terrain perdu. Le pot de yaourt ne semblait plus en mesure de contrarier la puissance de l'énorme berline. Dans un sursaut d'orgueil, pourtant, son mystérieux conducteur réussit à ralentir sa déroute, puis à la stabiliser. Cependant, aucun doute ne planait sur l'issue du combat…

            Déstabilisé par les sourdes vibrations qui se répercutaient dans l'habitacle, Alexandre s'était légèrement affaissé sur le côté. Il jeta un regard par dessus son épaule et aperçut le museau du petit modèle. Il le reconnut aussitôt…

            Un sourire contenu détendit les traits de son visage. Puis il glissa sur la banquette et ne vit plus rien.

            — Antelme, finissons-en ! ordonna Jules-Henri.

            La grosse cylindrée se mit à feuler comme un fauve en chasse, prêt à bondir sur sa proie. Elle reprit son inexorable avancée. C'était maintenant une question de secondes avant qu'elle s'ouvre un passage vers la route.

            Alors, comme Alexandre l'avait deviné, il se passa quelque chose d'extraordinaire. Le portail électronique commença lentement à se refermer. Pris dans l'action et le bruit assourdissant, les occupants de la limousine ne s'aperçurent de rien. Quand les grilles coupèrent leur champ de vision, il était déjà trop tard. Elles prirent la véhicule en sandwich et le comprimèrent. La taule miaula et se déforma.

            Les moteurs se turent. Profondément enfoncées dans les flancs de la limousine, les mâchoires du portail grincèrent et gémirent avant de se bloquer dans un jaillissement d'étincelles. Personne ne pouvait plus entrer dans la propriété ni en sortir.

            Alexandre n'avait rien vu des derniers événements. Néanmoins, il avait pu les imaginer sans peine, surtout quand il avait senti les portières se déformer en menaçant son espace vital. Il n'avait pas eu peur. Au contraire, il s'était senti revivre.

            Mais il eut un coup au cœur quand Jules-Henri, abandonnant le navire en compagnie d'Ève Lombargini, commanda d'une voix glaciale :

            — Antelme, tue-le !

            Il y eut quelques secondes de flottement dans la tête d'Alexandre. Tue-le ! C'était qui « le » ?

            Il agrippa le dossier de la banquette et essaya de se redresser. Il s'attendait à tout instant à voir surgir le chauffeur au-dessus de lui, une arme quelconque à la main. Il haletait. Toute fuite était impossible pour lui. Même s'il réussissait à s'extraire de la limousine, puis à ramper dans les broussailles, il serait vite rattrapé… et exécuté.

            Il vit le dénommé Antelme ouvrir l'un des toits ouvrants, y passer sa tête, ses épaules et ses bras, tous deux munis d'un pistolet automatique. Les armes crachèrent leurs balles meurtrières sur le pot de yaourt dont le pare-brise s'étoila au niveau de la place du conducteur. Un seul coup de feu répondit à cette salve dévastatrice. Le chauffeur lâcha un pistolet, puis l'autre. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Son buste bascula vers l'avant et son crâne vint violemment embrasser le pare-brise de la limousine. Ses bras s'affalèrent de chaque côté et ses mains vides s'immobilisèrent sur le capot.

            Alexandre parvint à se remettre en position assise. Le coup à moitié dévissé, il contempla l'étrange position du chauffeur et, en particulier, le trou percé au beau milieu du front. Antelme ne conduirait plus jamais de somptueuses voitures noires.

            Alexandre regarda autour de lui. Jules-Henri et Ève Lombargini avaient disparu, comme s'ils avaient anticipé l'issue du duel entre le chauffeur et le conducteur de la petite voiture.

            Ce dernier finit par sortir de son véhicule, du côté passager. Son premier geste consista à réajuster son imperméable fripé. Ensuite, il passa une main dans ses cheveux et parut étonné. Il ne portait plus son chapeau de feutre gris. L'adolescent le reconnut néanmoins.

            L'homme s'approcha de la limousine. Il s'arrêta à hauteur du chauffeur et posa son doigt sur son cou.

            — Désolé, murmura-t-il d'un air triste. Vos patrons ne m'ont pas laissé le choix.

            Puis il leva le nez et aperçut Alexandre.

            — Entier ?

            — Grâce à vous, oui, M. Major. Vous m'avez sauvé la vie. Comment avez-vous su ?

            — Su quoi ?

            — Que j'étais en danger ?

            — Je ne le savais pas. Je suis juste venu vous rapporter un objet qui vous appartient.

            L'enquêteur tendit à Alexandre un portable. L'adolescent parut déçu. Il s'était imaginé… Mais non, c'était ridicule. John Major n'était qu'un simple enquêteur privé.

            — Où l'avez-vous trouvé ?

            — Dans le coffre de ma voiture. Il a dû tomber de votre fauteuil roulant.

            — Vous avez fait tous ces kilomètres pour me rendre mon portable ?

            — Oui. Je me suis dis que c'était pour vous un objet indispensable.

            — Vous aviez raison mais…

            Alexandre était troublé.

            — Comment avez-vous deviné que je me trouvais dans la limousine ?

            — Je l'ignorais. J'ai trouvé suspect le comportement de cette voiture. Et puis j'ai horreur qu'on me force la main.

            L'enquêteur avait réponse à tout. L'adolescent combattit la pointe de mauvaise humeur qui voilait son soulagement, inexplicable, déplacée. John Major avait mis un terme à son enlèvement : seule cette conclusion comptait.

            — Je vous remercie. Sans vous, je serais parti Dieu sait où…

            — Qui étaient-ils ? Que voulaient-ils ?

            — C'étaient des élèves du collège, comme moi. Nous avons étudié cette année dans la même classe. Ils ont même été mes amis…

            John Major tiqua. Son visage exprimait un étonnement sincère.

            — Choisissez-les mieux à l'avenir.

            — J'y veillerai !

            — Vous ne m'avez toujours pas dit ce qu'ils vous voulaient…

            — Du mal, beaucoup de mal. Je ne peux pas vous en dire plus.

            — Ça ne me regarde pas ?

            — C'est… c'est trop compliqué.

            L'enquêteur changea de sujet.

            — L'administration de l'orphelinat va devoir s'occuper très vite du portail. Pour le coup, l'établissement est vraiment coupé du monde !

            — Je vais appeler la secrétaire. Je ne sais pas si elle et le gardien ont assisté à l'incident.

            Alexandre désigna les caméras qui surmontaient les deux colonnes de pierre supportant les grilles. L'une d'elles avait son objectif dirigé vers eux.

            — Une chance que le mécanisme de fermeture du portail se soit déclenché prématurément. Adeline Morbak a dû le commander, pensant que la limousine l'avait franchi depuis longtemps.

            — Une chance pour vous, M. Legrand. Pas pour le chauffeur de la limousine.

            — Vous n'allez pas le plaindre, tout de même ! Il vous a tiré dessus !

            — Là, il a fait une grosse erreur. Paix à son âme.

 

 

Chapitre 4

Où apparaît pour la première fois

une sauterelle en costume gris…

 

 

            Lorsque M. Gique, le nouveau directeur, pénétra dans l'enceinte de l'orphelinat Crésus, il ne subsistait plus aucune trace de l'accident du matin. Les grilles avaient été redressées, le mécanisme automatique révisé et la limousine enlevée par une grosse dépanneuse.

            Après avoir servi à Adeline Morbak une version falsifiée des faits, John Major avait déplacé le corps du chauffeur et l'avait enterré quelque part, loin de là, dans la forêt.

            — Pourquoi faites-vous ça ? s'était étonné Alexandre.

            — Pour éviter de me retrouver en garde-à-vue. La police ne porte guère dans son cœur les enquêteurs privés.

            — Vous avez tué un homme…

            — Légitime défense… Si vous voulez que je vous serve à quelque chose, je dois rester libre de mes mouvements.

            L'adolescent n'avait pas poursuivi dans cette direction. John Major avait sans doute raison.

            M. Gique conduisait une voiture classique, un modèle familial à boîte automatique. Il n'aimait pas se faire remarquer.

            C'était un homme à la figure sombre et au caractère taciturne. Il n'avait pas toujours été directeur. Sa carrière avait débuté par un poste de professeur de philosophie. Il aimait les idées, débattre des idées, combattre les idées des autres. Il aimait aussi avoir raison et ne supportait pas qu'on puisse lui donner tort. Il tolérait la contradiction jusqu'à un certain point… Ce n'était pas à proprement parler un homme sympathique. Ses collaborateurs appréciaient sa franchise, son sérieux et détestaient tout le reste de sa personne. C'est pour sa poigne qu'il avait été choisi pour succéder à la regrettée Melle de Saint-Agathon.

            Il fut accueilli devant le bâtiment principal par l'ensemble des pensionnaires et des membres du personnel. Tout le monde avait été prévenu de son arrivée par Adeline Morbak. La secrétaire avait tenu à offrir au nouveau directeur un accueil digne de ce nom.

            M Gique gara sa voiture sur l'un des trois emplacements prévus pour la direction, prit une profonde inspiration et fit ses premiers pas sur son nouveau territoire. Il se déplaçait d'une démarche raide et mécanique, les muscles ankylosés par son long voyage. Sa grande taille et sa minceur lui donnaient l'allure d'une sauterelle en costume gris.

            Il n'aimait pas trop la foule et redoutait les cérémonies officielles. Ce rassemblement, au demeurant sympathique, ne lui disait rien qui vaille. Il prit sur lui pour se composer un sourire de circonstance et écouter, sans bouillir, le discours de bienvenue prononcé, avec des trémolos dans la voix, par une Adeline Morbak très émue.

            — Cher M. Gique, nous tenons tous, pensionnaires, professeurs, membres du personnel technique et administratif, à vous souhaiter la bienvenue parmi nous. Vous arrivez ici dans un contexte difficile. L'établissement a connu plusieurs drames qui ont affecté sa réputation jusque-là irréprochable. Nous comptons tous sur vous pour redonner à l'orphelinat Crésus son rayonnement et sa sérénité.

            Une salve d'applaudissements salua cette déclaration sincère et directe. Adeline Morbak piqua un fard.

            M Gique décida d'entrer immédiatement dans le vif du sujet.

            — Combien d'élèves ont-ils quitté l'orphelinat ?

            — Une vingtaine, monsieur, répondit la secrétaire. Et ce n'est peut-être pas fini…

            — Et combien de professeurs ?

            — Trois. Sans compter le regretté M. Balrogue…

            — Bien. Ça fait donc quatre.

            Les mains dans le dos, il fit les cent pas. Son allure heurtée, presque théâtrale, fascinait les élèves et même les adultes. Il allait et venait comme s'il passait en revue l'ensemble de ses troupes. Il donnait l'impression d'un homme plongé dans une réflexion intense. En réalité, il ménageait ses effets. Il avait accepté son poste en parfaite connaissance de cause. Les réponses d'Adeline Morbak n'étaient pour lui que des piqûres de rappel destinées à impressionner l'assistance et à lui dépeindre une situation déplorable. Son redressement n'en serait n'en serait que plus fulgurant aux yeux de tous…

            — Je suis ici pour reprendre la barre laissée vacante par cette pauvre Melle de Saint-Agathon. Je vais remettre le cap sur les îles de la Réussite et les atteindre. Si nous conjuguons nos efforts, le voyage sera court et fructueux. Le bateau Crésus aura retrouvé sa vitesse de croisière avant la fin de l'année scolaire, j'en fais le serment devant vous, aujourd'hui. Dans le courant de la semaine prochaine, je vais embaucher de nouveaux professeurs, performants et expérimentés. Remettez-vous au travail, sérieusement, humblement, et vous verrez que ceux qui viennent de partir reviendront d'eux-mêmes, beaucoup plus tôt que vous pouvez l'imaginer.

            Une véritable ovation suivit cette déclaration musclée et rassurante. M. Gique grimaça un sourire, assez satisfait de l'effet produit par sa première intervention. En bon capitaine, il avait mobilisé son équipage autour de lui et il ne doutait pas un seul instant des capacités de ce dernier à le suivre jusqu'au bout du monde ; ou, tout au moins, jusqu'au bout de l'année scolaire en cours. L'adhésion des matelots et des officiers constituait un préalable à la pérennisation de l'orphelinat Crésus.

            Adeline Morbak rayonnait. L'établissement, dans lequel elle avait investi une bonne partie de sa vie, n'était plus à la dérive, gouvernail cassé, chambre des machines silencieuses.

            — Nous avons préparé une petite cérémonie à votre intention, M. Gique. Oh, trois fois rien : un cocktail de bienvenue dans les salons de réception qui donnent sur l'arrière du parc.

            — C'est une très charmante attention, la félicita le nouveau directeur. Mais avant de vous y rejoindre, si vous le permettez, ayez l'obligeance de me conduire à mon bureau. J'ai plusieurs appels importants à passer. Comme je viens de vous le dire, il n'y a pas une minute à perdre…

            — Naturellement ! Veuillez me suivre…

            Il lui emboîta le pas comme un automate.

            La secrétaire était conquise par la sauterelle en costume gris. Elle avait eu tellement peur que le conseil d'administration lui envoie un croque-mort, chargé de saborder l'établissement. Il ne pouvait en être question avec un homme de la trempe de M. Gique.

            Quand celui-ci découvrit son vaste bureau encombré par un mobilier digne d'une salle des ventes, il blêmit.

            — Qu'est-ce que c'est que ça ?

            — Les affaires de Melle de Saint-Agathon, lui répondit Adeline Morbak, gênée. Elle collectionnait les meubles anciens.

            Le nouveau directeur avait envie d'exploser mais il se contint, pour ne pas effrayer la secrétaire. Ses colères, souvent dévastatrices, étaient rarement comprises par les membres de son entourage.

            — Nous n'y toucherons pas maintenant, rassurez-vous. Mais dès demain…

            — Oui, comme vous voudrez… Je ne savais pas ce que je devais faire… Bon, je vous laisse. Je vais vous attendre au secrétariat.

            Avant qu'il ait pu la remercier, Adeline Morbak avait fermé la porte.

            M. Gique se faufila jusqu'à son bureau, caressa le téléphone à touches mais n'en décrocha pas le combiné. Il préféra utiliser un portable qu'il sortit de la poche intérieure de son costume gris.

            Il composa un premier numéro…

            — C'est moi, M. Tempête. Je viens d'arriver…

 

 

 

Chapitre 5

Où il est question, pour la première fois,

de la confrérie des éclopés…

 

 

            John Major monta dans sa voiture, garée sur le parking des visiteurs. La portière fit un bruit de casseroles que l'on entrechoque en se refermant. Il entrouvrit sa vitre.

            — Soyez prudent, M. Legrand. Votre vie ne me semble pas des plus calmes…

            Il lui tendit la main. Elle était fine, avec des ongles impeccables. Alexandre s'empressa de la serrer, étonné par sa légèreté. Une telle main pouvait-elle se transformer en poing redoutable ?

            — C'est vrai que depuis la disparition de mes parents, elle s'est considérablement accélérée. Je vous remercie de m'avoir rapporté mon portable. Vous avez fait d'une pierre deux coups ; vous m'avez également sauvé la vie.

            L'enquêteur privé réajusta son chapeau jusqu'à ce que l'image renvoyée par le rétroviseur intérieur soit conforme à ses exigences.

            — J'en suis heureux. Si jamais vous avez à nouveau besoin de mes services, n'hésitez pas.

            — Il démarra. Le moteur toussa et cracha durant de longues secondes avant de daigner se lancer. Son ralenti évoquait le bruit d'une tondeuse à gazon bon marché.

            — Si j'ai un conseil à vous donner, M. Major, c'est de changer de voiture au plus vite.

            — J'y songerai, M. Legrand. Mais je suis très attaché à ce vieux tas de ferraille avec qui j'ai fait le tour du monde. Je suis un conducteur sentimental.

            Alexandre se remémora le sang-froid avec lequel l'enquêteur avait abattu le chauffeur de la limousine, d'une seule balle. Il se demanda si John Major n'aimait pas son pot de yaourt plus que les gens. Cette pensée le perturba. Quand elle se dissipa enfin, l'enquêteur avait disparu.

            Alexandre essaya en vain d'apercevoir sa voiture au bout de l'allée. Il sentit un grand vide dans sa tête, assez inexplicable. Il avait du mal à croire que le cours de sa vie à l'orphelinat Crésus allait reprendre comme avant; après une succession d'événements inimaginables. Ça paraissait impossible.

            Iter Cavendish, qui l'avait attendu le temps que l'adolescent et son visiteur se séparent, s'approcha du fauteuil et en attrapa les poignées.

            — Allez zou, mon coco ! On remonte !

            Il grimpa le plan incliné en courant comme si le fauteuil roulant ne pesait rien. Alexandre en eut la chair de poule, mais il garda sa peur pour lui. L'Écossais se serait moqué de lui, ce que l'adolescent voulait éviter à tous prix.

            — C'était ton oncle ?

            — Non…

            — Qui alors ?

            — Un ami de mes parents...

            — Oh, je vois. Il a un drôle de look et une guimbarde pas possible !

            Alexandre préféra ne pas trop s'étendre sur le sujet. John Major appartenait à son jardin secret. Seule Adeline Morbak connaissait son identité à cause de l'incident de la limousine avec le portail. Elle avait juré de n'en rien dire à personne. Mais bien sûr, elle ne connaissait qu'une infime partie de la vérité.

            — On va manger tout de suite ?

            — Non. Ramène-moi dans ma chambre. Je n'ai plus faim. J'ai pas mal picoré pendant le cocktail.

            Iter Cavendish s'esclaffa.

            — C'est vrai que la Morbak avait préparé un truc d'enfer, comme si nous recevions le président de la république en personne ! À mon avis, depuis que Melle de Saint-Agathon a eu son accident, elle transpire d'angoisse en pensant à la fermeture possible de l'orphelinat. Tu as vu comment elle a accueilli le nouveau directeur ? Comme le messie !

            Alexandre hocha la tête. Adeline Morbak était l'une des rares personnes qu'il estimait parmi toutes celles qui travaillaient à l'orphelinat Crésus.

            — Qu'est-ce que tu penses de lui ? demanda l'Écossais.

            — Oh, je n'en sais rien. C'est un peu tôt pour avoir une idée, non ?

            — Moi, j'ai trouvé son discours épatant. On aurait dit un entraîneur de rugby encourageant son équipe avant un match décisif !

            — Oui, il y avait un peu de ça. Mais il a l'air un peu crispé. Tu as vu sa démarche ? On dirait qu'il avance sur des échasses.

            — C'est normal, il est très grand et sec comme un fil. C'est vrai qu'il a l'air d'avoir un balai dans le…

            — Chuuut ! le fit taire Alexandre. Droit devant !

            Des bruits de pas étranges et sonores avaient alerté Alexandre. Au détour du couloir surgit M. Gique dans son strict costume gris. Il les croisa en les dévisageant silencieusement. Alexandre sentit s'attarder sur lui le regard inquisiteur du nouveau directeur. Son visage s'empourpra. Il eut soudain mal au crâne. Cette sensation ne dura pas plus de quelques secondes.

            L'adolescent baissa la tête et plaqua ses mains sur les oreilles.

            — Ça va, Alexandre ? s'inquiéta Iter Cavendish.

            — C'est rien. Ça va passer.

            Alexandre sentait bien qu'il n'avait pas encore récupéré de son duel avec Melle de Saint-Agathon. Sa confrontation avec Jules-Henri et Ève Lombargini n'avait rien arrangé. Il lui faudrait encore de longues semaines avant de retrouver l'intégrité de son énergie mentale.

            — Tu crois qu'il nous a entendus ?

            — Non. La hauteur des couloirs amplifie les sons mais les déforme en même temps. Il a peut-être compris qu'on parlait de lui mais sans plus.

            — Ah bon ? Parce qu'il t'a dévisagé d'une drôle de façon…

            — Sans doute à cause de mon fauteuil. Les gens n'ont pas l'habitude de truver des handicapés sur leur chemin. Il a été surpris, voilà tout. Il ne m'avait sûrement pas remarqué auparavant.

            — Peut-être. En tous les cas, je n'ai pas l'impression que ce soit un gai-luron !

            — Tu as raison. Il a plutôt l'air d'une sauterelle ou d'une mante religieuse !

            L'Écossais éclata de rire. Alexandre sourit.

            Ils arrivèrent bientôt devant la chambre de l'adolescent.

            — Bon, je vais manger. Si tu as encore besoin de moi, Alexandre, fais-moi signe.

            — D'accord. Bon appétit.

            Iter Cavendish s'éloigna de sa démarche chaloupée. De dos, avec sa grande taille et sa musculature de rugbyman, il faisait beaucoup plus vieux que son âge. Son visage poupin était masquée par une épaisse chevelure bouclée. Alexandre le regarda se hâter vers le self comme s'il n'avait pas mangé depuis la veille.

            Toujours en souriant, il ouvrit la porte de sa chambre et s'y engouffra d'un énergique mouvement des bras. Ses narines frémirent. Un parfum léger flottait dans la pièce. Il sut tout de suite que quelqu'un était entré pendant son absence…

            Il alluma la lumière. Il n'y avait personne. En apparence, rien n'était dérangé. Il mena des recherches plus approfondies et découvrit, bien en évidence sur son oreiller, un nouveau CD, sans pochette. Il ne portait aucune inscription.

            Après avoir donné un coup de verrou à la porte, Alexandre manipula différentes parties de son fauteuil qui dévoilèrent une unité centrale compacte, connectée à un écran plat et à un clavier miniature. Il introduisit le CD dans le lecteur. Et s'il s'agissait cette fois d'un CD-ROM ? Voir le visage de ses parents en train de s'adresser à lui aurait fait le plus grand bien à l'adolescent. Hélas, le disque ne comportait qu'un enregistrement sonore. Il s'ouvrait sur un morceau musical banal qui s'arrêtait net, en plein milieu, remplacé par la douce voix de sa mère.

            Il la sentit plus tendue que la première fois, comme si elle enregistrait son message dans l'urgence. Ses mots avaient une consistance métallique et pesante. Parfois même, elle les répétait, presque sans voix. Elle semblait gagnée par l'épuisement.

            « Mon chéri… Les nouvelles ne sont pas bonnes. Pas bonnes… du tout. Nous avons changé trois fois de cachette mais l'étau continue de se resserrer autour de nous. Nos adversaires disposent de moyens immenses. Nous sommes beaucoup trop isolés, ton père et moi, pour leur tenir tête. Ce soir, nous partons à nouveau. Je redoute ce nouvel épisode. Un mauvais pressentiment… Mauvais, mauvais… J'espère que tout va bien de ton côté. J'aimerais le vérifier par moi-même mais ça me ronge le cœur de ne pouvoir le faire. Ce serait trop dangereux pour tout le monde. Notre longue séparation me tourmente. Je la supporte de moins en moins. Tu manques aussi beaucoup à ton père. Il se joint à moi pour… Surtout, méfie-toi de la confrérie des éclopés. S'ils te contactent, fuis-les comme la peste. Roule, Alexandre, roule… »

            Le message se terminait brusquement sur cette mise en garde obscure : surtout, méfie-toi de la confrérie des éclopés… Le morceau musical de départ ne reprenait pas derrière. C'était mauvais signe.

            Pendant toute la durée d'écoute, le sang d'Alexandre s'était échauffé jusqu'à bouillir. Roule, Alexandre, roule… Après ces derniers mots, prononcés d'une voix pressante, la tension était brusquement retombée, le silence avait assommé l'adolescent.

            — Maman…

            Ses parents étaient à nouveau en grand danger. Il ne pouvait rien pour leur venir en aide. Il ne savait même pas où ils se cachaient, ni pourquoi ils fuyaient sans cesse. Tentaient-ils d'échapper à la… confrérie des éclopés ? Était-ce une organisation mafieuse ? Une secte ? Un groupe de terroristes ?

            Alexandre se précipita sur un gros dictionnaire, rangés à côté de ses livres de classe. Il chercha la définition des mots confrérie et éclopé afin de donner un sens à leur association incongrue.

 

            Confrérie :       1. RELIG. Association pieuse de laïques. ? communauté,

                          congrégation

                          2. VIEILLI. Association, corporation

            Éclopé :            Qui marche péniblement en raison d'un accident ou d'une

                                      blessure. ? boiteux, estropié, infirme

 

            Le résultat de ses recherches ne l'éclairaient guère. Était-il, lui aussi, un éclopé ? Bien sûr, il ne marchait plus du tout. Cependant, si le mot adoptait le sens d'infirme, alors les handicapés physiques étaient également des éclopés. Certes, c'était un peu tiré par les cheveux. Car il était possible que la confrérie des éclopés ait un sens secret, bien différent de la stricte définition donnée par le dictionnaire. Par extension, un éclopé pouvait représenter une personne qui avait du mal à vivre et à trouver sa place dans la société…

            Le mot confrérie était plus simple à interpréter : association… Pourtant, l'adjectif pieuse pouvait, dans une moindre mesure, être interprété de différentes manières. De fil en aiguille, il lut la définition du mot piété.

 

              Piété :             1. Fervent attachement au service de Dieu, aux devoirs et aux

                                      pratiques de la religion. ? dévotion, ferveur.

                                      2. LITTER. Attachement fait de tendresse et de respect.

                                      ? affection, amour, culte.

 

              Une association pieuse n'était donc pas obligatoirement religieuse. Elle rassemblait également des gens pourvus d'une même sensibilité ou éprouvant les mêmes problèmes dans la vie courante.

              La confrérie des éclopés restait un mystère pour Alexandre. Il referma bruyamment le dictionnaire, avec le désagréable sentiment d'avoir tourné en rond. Il se demandait même s'il ne se faisait pas des idées et s'il avait bien entendu ce que sa mère avait dit. Malheureusement, comme le précédent, le CD n'était pas audible une seconde fois. Il l'éjecta du lecteur et l'expédia dans la corbeille, au pied de son bureau.

              Son impuissance le contrariait. Sa mère aurait dû lui faire confiance et tout lui raconter. Au lieu de quoi, elle s'exprimait par énigmes et embrouillait les maigres informations qu'elle daignait lui transmettre. Bien sûr, son souci de le protéger dictait sa conduite. Elle ignorait qu'Alexandre était un Surnatureur. Il était beaucoup moins fragile qu'elle se l'imaginait. Elle ne l'avait tout simplement pas vu grandir…

              Le téléphone de sa chambre sonna. Alexandre sursauta. Le dictionnaire tomba entre les roues de son fauteuil, ouvert sur des pages froissées.

              — Allô ?

              — Bonjour, Alexandre.

              — Bonjour, mon oncle.

              L'adolescent leva les yeux au ciel. Son oncle était vraiment l'une des dernières personnes à qui il avait envie de parler. Mais Alexandre n'avait pas l'intention de laisser s'éterniser leur échange de banalités.

              — J'aimerais savoir comment tu vas…

              — Bien, mon oncle.

              — Le nouveau directeur est-il arrivé ?

              — Hier, mon oncle.

              — Comment le trouves-tu ?

              Pourquoi Sidonius Legrand lui posait-il une telle question ? En quoi cela pouvait-il l'intéresser ?

              — Il n'a pas l'air commode.

              — C'est un homme à poigne. Il s'est fait une spécialité de remettre à flot les établissements qui, pour une raison quelconque, ont du plomb dans l'aile.

              — Vous m'appelez uniquement pour me parler de M. Gique, mon oncle ? Voulez-vous savoir quelque chose à mon sujet ?

              — Non, Alexandre. Je… Ta tante et moi souhaiterions t'inviter à venir passer quelques jours parmi nous. Pour décompresser…

              La proposition cueillit l'adolescent au foie. Comme un coup de poing…

              — Nous n'avons pas de vacances en ce moment, mon oncle.

              — Je le sais bien, Alexandre. Vois-tu, nous t'avons un peu négligé, ces derniers temps. Alors je me disais que tu avais peut-être besoin de faire un break avec tes études.

              — Je n'ai pas beaucoup travaillé depuis le début de l'année.

              — C'est bien ce que j'avais cru comprendre. Mais peut-être as-tu envie de prendre l'air et te t'éloigner, une semaine ou deux, de l'orphelinat Crésus ?

              Devait-il rappeler à son oncle l'identité des personnes qui l'avaient placé à l'orphelinat ? À quoi jouait Sidonius Legrand ?

              — C'est gentil, mon oncle. Je ne peux pas m'éloigner d'ici pour l'instant. Je n'ai pas de nouvelle de mon AVS qui se trouve actuellement à l'hôpital. Il faut que je la voie…

              — Bien sûr. Veux-tu que j'intercède pour toi auprès du directeur…

              — Non, je lui demanderai moi-même.

              — Et s'il refuse ?

              — Nous verrons. Pourquoi tant d'attentions à mon égard, mon oncle ?

              Il y eut un blanc dans la conversation. Beaucoup d'embarras sur la ligne. À partir de là, le ton de la conversation changea.

              — J'ai… J'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre. Je voulais t'y préparer et te l'annoncer de vive voix.

              Alexandre se raidit. Il aurait dû s'attendre à un coup de ce genre. Depuis le début de l'appel, le comportement de son oncle n'était pas clair.

              — Est-ce à propos de la LEH ?

              Nouveau blanc. Nouvel embarras.

              — Oui, Alexandre. On ne peut vraiment rien te cacher.

              — Elle coule ?

              — Non. Elle se porte même très bien.

              — Alors où est le problème ?

              — Elle n'appartient plus à la famille Legrand. Elle a été rachetée.

              L'espace d'une interminable seconde, Alexandre crut que ses oreilles dysfonctionnaient. Non, il avait mal entendu…

              — Comment ?!

              — Je n'ai rien pu faire. Le conseil d'administration et les actionnaires ont agi dans mon dos et m'ont mis devant le fait accompli.

              — Ils ont vendu la société de mes parents ? Leur joyau ?

              — Et bien vendu même…

              — Je m'en fiche ! Que peut-on faire ?

              — Rien. Il est trop tard. Ils avaient tout prévu.

              — Et les brevets des inventions de mon père ?

              — Ils appartiennent à la LEH. Ils ont changé de main également.

              Alexandre martela ses cuisses. Il eut l'impression de taper sur son oncle.

              — Vous avez dû en tirer un bon bénéfice…

              — Que dis-tu là, Alexandre ? Tu sais très bien que je suis le gestionnaire de tes intérêts. S'il y a des bénéfices, ils t'appartiennent.

              — Je ne parlais pas de ça. Vous avez touché un dessous de table, pas vrai ? Combien ?

              — Tu me déçois, mon petit. Comment peux-tu imaginer une chose pareille ?

              — Vous n'avez jamais cru à la LEH. Vous avez toujours pensé que se consacrer à améliorer le quotidien des handicapés était du temps perdu et que mon père investissait beaucoup trop d'argent dans la recherche. Je vous ai entendu lui dire que sa société n'était pas assez rentable. Vous n'avez songé qu'à une chose depuis le début : vous en débarrasser ! Et vous allez probablement essayer de faire la même chose avec moi…

              Une puissante colère balaya l'esprit de l'adolescent. Le téléphone se souleva de cinquante centimètres avant de retomber comme une pierre. La communication fut coupée.

              — Adieu, mon oncle.

              Alexandre éclata en sanglots.

              Même un Surnatureur avait le droit de pleurer…

 

 

Chapitre 6

Où Alexandre rencontre M. Gique

et accepte l'inacceptable

 

 

              Au lever du jour, Alexandre prit une douche et s'habilla. Cette tâche lui prit une bonne heure. L'eau effaça une partie des larmes de la nuit.

              Il composa un numéro sur son téléphone portable mais tomba sur un répondeur qui l'invita à laisser un message. Il hésita avant de débiter d'une traite :

              — Bonjour, M. Major. C'est moi, Alexandre Legrand. J'ai une petite enquête à vous proposer. Je veux tout savoir sur un groupe baptisé la confrérie des éclopés.  Qui sont-ils ? Que font-ils ? Et où peut-on les trouver ? Ça a un rapport avec mes parents. Prévenez-moi dès que vous trouvez quelque chose. Merci. À bientôt.

              Il replia son portable et le rangea soigneusement dans l'accoudoir de son fauteuil. Puis il se rendit au self prendre son petit déjeuner. Iter Cavendish lui adressa un signe de tête mais Alexandre l'ignora et préféra manger seul. Ce matin, il se sentait l'âme d'un sauvage. Le massage de sa mère et l'appel de son oncle l'avaient retourné. Son univers familial n'avait jamais été aussi fragile. L'absence de Samantha était presque insupportable.

              Mickaël Kerfont, l'un des surveillants de l'orphelinat, vint interrompre sa triste méditation.

              — M. Gique aimerait que tu passes le voir avant le début des cours.

              Alexandre leva le nez. Il se sentait un peu vaseux.

              — À quelle heure ?

              — Dès que tu en auras fini avec ton petit dejeuner.

              — Qu'est-ce qu'il me veut ?

              — Ça n'est pas moi qui vais te le dire. Je ne suis pas dans le secret des dieux. Je ne suis qu'un petit surveillant dans un établissement réservé à de riches orphelins.

              — Tu ne vas pas te mettre à être désagréable, toi aussi ?

              Un large sourire fendit le visage du surveillant.

              — Bien sûr que non ! Mon job me plaît. Je suis bien content de l'avoir, même si je ne suis qu'un simple rouage dans une grosse machine.

              L'adolescent avait parfois l'impression, lui aussi, de n'être qu'un rouage négligeable dans un monde qui aurait pu tourner sans lui. Son handicap ne l'aidait guère à le convaincre du contraire.

              — Bien, je vais y aller. J'ai presque terminé.

              Michaël Kerfont s'éloigna et se dirigea vers une surveillante qu'il embrassa sur les deux joues. Ils quittèrent le self ensemble, bras dessus bras dessous.

              Alexandre envia leur complicité. Il se sentait à nouveau très seul.

              Il se hâta d'avaler ses céréales et de boire son lait. Puis il débarrassa son plateau. Que lui voulait le nouveau directeur ? Allait-il recevoir tous les pensionnaires les uns après les autres ou bien seulement quelques-uns ?

              Dans les couloirs, il croisa Adeline Morbak qui l'exorta à se hâter.

              — Dépêchez-vous. M. Gique vous attend.

              — Vous savez ce qu'il me veut ?

              — Bien sûr que non.

              Elle se plaça d'autorité derrière son fauteuil et le poussa avec énergie. Plus ils approchaient du bureau de M. Gique, plus les signes d'une intense activité se multipliaient.

              Alexandre vit des hommes en combinaison bleue passer en portant des fauteuils. Puis un canapé, une commode, une armoire… Il comprit vite qu'ils étaient en train de déménager les meubles accumulés par Melle de Saint-Agathon. Le ballet était impressionnant. Les déménageurs travaillaient avec une vitesse et une efficacité phénoménales.

              À l'entrée du bureau, aux deux battants grand ouverts, la secrétaire abandonna Alexandre. Il pénétra dans la pièce pour libérer le passage aux nombreux hommes en bleu qui travaillaient en silence, sous la houlette d'un chef d'équipe en costume beige, bâti comme un sumotori.

              — Emportez cette table. Non, le lit à baldaquin en dernier. Il faudra la démonter…

              Le regard de l'adolescent dériva vers le fond du bureau, devenu immense et presque vide, et s'attarda sur la silhouette fléchie de M. Gique, en train de noter quelque chose. Soudain, le directeur leva la tête et fixa son visiteur.

              — Vous devez être Alexandre Legrand. Entrez, je vous prie. Et ne faites pas attention au désordre. Melle de Saint-Agathon était une personne extravagante. Je me demande à quoi lui servait tout ce bric-à-brac…

              — Elle projetait d'acheter une grande maison pour y installer tous ses trésors.

              — Naturellement.

              Alexandre comprit que les projets de l'ancienne directrice n'intéressaient pas du tout M. Gique.

              — Approchez, jeune homme. J'ai deux ou trois choses à vous dire.

              Sa voix résonnait un peu comme dans une église. Alexandre obtempéra, intimidé par l'espace découvert qui s'ouvrait devant lui. Il s'arrêta à un mètre du bureau.

              — Votre oncle m'a fait part de son inquiétude. L'absence de votre AVS, depuis son hospitalisation, le préoccupe beaucoup. Il sait combien il vous est difficile de vous débrouiller seul dans un monde si mal adapté aux handicapés. Bref, il aimerait vous adjoindre une seconde AVS, pour remplacer la première.

              Alexandre resta bouche bée. S'il avait cru qu'il suffisait de raccrocher au nez de son oncle pour s'en protéger, il s'était trompé. Ce dernier ne manquait pas d'imagination.

              — Je ne veux pas d'une autre AVS.

              — Pourquoi ?

              — C'est Samantha que je veux !

              M. Gique poussa un bref soupir. Il essayait visiblement de garder son calme.

              — Melle Beaufeuillage est hospitalisée pour une durée indéterminée. Elle ne reprendra pas son travail avant plusieurs mois. Si elle le reprend…

              Alexandre persista dans son entêtement qui pouvait sembler puéril à son interlocuteur. Il n'était bien sûr pas question pour lui d'avouer au directeur que Samantha Beaufeuillage était son Repéreur et que leur sort était indissociable.

              — J'attendrai son retour.

              — Il y a une chose que vous semblez ne pas comprendre, M. Legrand. Je ne vous demande pas votre avis à propos de la nouvelle AVS, je vous préviens qu'elle va arriver. Mais, si vous prétendez être capable d'attendre le retour de Melle Beaufeuillage pendant une période assez longue, dois-je en conclure que la présence d'une AVS à vos côtés est superflue ? Dois-je transmettre cette information à votre oncle qui ne manquera pas d'en tirer des conclusions radicales ? Réfléchissez-y. Votre attachement à Melle Beaufeuillage ne doit pas vous priver d'une aide précieuse.

              Alexandre admit la justesse du raisonnement développé par le directeur et modifia ses positions.

              — J'ai besoin d'une AVS pour m'aider dans la vie courante et scolaire. D'accord pour la nouvelle mais seulement en attendant le retour de Samantha.

              — Vous verrez ça avec votre oncle. Ce n'est pas mon problème.

              Sur le sujet, la discussion était close. M. Gique tira un grand trait sur une feuille comme s'il s'apprêtait à passer à autre chose.

              — Nous allons probablement recevoir d'autres personnes handicapées à l'avenir, M. Legrand. Je tenais à vous le dire. L'orphelinat Crésus a toujours freiné des quatre fers et plusieurs demandes dans ce sens ont été rejetées dans le passé. Je compte y remédier et réexaminer les dossiers refusés.

              — Comment expliquez-vous ma présence ici ?

              Le directeur lui adressa un sourire entendu.

              — Vous êtes une exception. L'arbre qui cache la forêt. Vous vous déplacez en fauteuil roulant mais vous n'êtes pas impotent. Vous bénéficiez même d'une remarquable autonomie. Soyons clair : la présence d'une AVS auprès de vous est un luxe que vous offre votre oncle. D'autres personnes à mobilité réduite en ont infiniment plus besoin que vous.

              Alexandre se souvint alors des paroles que Samantha lui avait adressées un jour : « Le handicap, c'est dur. Mais le handicap sans le sou, c'est une situation que je ne souhaite pas à mon pire ennemi ». Il devait reconnaître qu'elle avait raison. Il vivait dans un monde à part, protégé. Jusque-là, il n'avait pas beaucoup pensé aux autres, comme si sa vie était celle de tout le monde. Les merveilleuses réalisations de la LEH représentaient un vrai progrès pour les handicapés mais elles avaient un tel coût que de nombreux bénéficiaires potentiels en étaient exclus. Une bouffée de honte empourpra le visage de l'adolescent.

              — Vous avez raison, monsieur. Je suis une exception. Mais vous ne pourrez pas accueillir tout le monde à l'orphelinat Crésus.

              — J'en suis bien conscient, M. Legrand. Merci de me le rappeler. Je connais le standing de l'établissement dont j'assure la direction. Je pensais que mon idée piquerait votre curiosité et éveillerait votre intérêt.

              Alexandre ne sut quelle réponse apporter à la déception de M. Gique. Le fait est qu'il avait toujours vécu parmi les valides, dans un univers adapté pour lui. Ses parents, s'ils se souciaient du quotidien des handicapés, n'étaient pas des philanthropes mais de véritables entrepreneurs. La LEH était une société qui avait besoin de réaliser des bénéfices pour continuer à exister. Enfin, tout cela n'avait plus beaucoup d'importance, aujourd'hui. La LEH avait changé de mains et ses parents, traqués, se cachaient quelque part ; officiellement, ils étaient morts…

              — Je ne me suis jamais senti isolé, ici. Enfin si, mais ce n'était pas à cause de mon fauteuil roulant. Je ne fréquentais personne parce que je ne voulais pas être là.

              — Vous n'aimez pas l'orphelinat Crésus ?

              — Ce n'est pas chez moi, monsieur.

              Le directeur laissa son regard dériver vers le fond de la pièce, maintenant débarrassée de toutes les antiquités de Melle de Saint-Agathon. Il semblait à la fois étonné et ravi.

              — Voilà qui est mieux, beaucoup mieux. Je n'aime pas m'installer dans les meubles des autres.

              Alexandre trouvait la pièce horriblement vide et sonore. Bien sûr, c'était provisoire. Il s'interrogeait sur le style qu'allait adopter le directeur pour décorer son bureau. Il ne lui attribuait aucune fantaisie. Il le voyait comme un homme cartésien et rigide. Sans doute allait-il opter pour un mobilier fonctionnel et classique…

              L'adolescent jugea que l'heure était venue pour lui de formuler la demande qu'il avait préparée avant même son entrée dans les lieux.

              — Monsieur, j'ai une faveur à…

              Le directeur ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase.

              — Vous souhaitez rendre visite à Melle Beaufeuillage, n'est-ce pas ?

              — Oui… oui, monsieur.

              M. Gique se leva et fit quelques pas, les mains derrière le dos. Sa démarche un peu mécanique intrigua une nouvelle fois Alexandre.

              — Je devrais vous refuser une telle autorisation. Vos liens avec votre AVS sont beaucoup trop étroits à mon goût. J'ai peur que vous en souffriez. Mais je ne suis pas un monstre. Je vais vous permettre d'y aller, ce soir après les cours. Un surveillant vous y accompagnera.

              Alexandre bafouilla des remerciements maladroits. Puis le directeur le congédia. Il quitta la pièce sans même remarquer le bruit agaçant produit par les pneus de son fauteuil sur le parquet vitrifié.

              M. Gique avait-il voulu lui envoyer un message en disant : « Mais je ne suis pas un monstre » ? Ou bien s'agissait-il d'une simple coïncidence ? N'importe qui était susceptible d'utiliser le mot « monstre » sans en être un au sens où les Apprentis de la Surnature l'entendaient. Le directeur pouvait-il avoir connaissance de l'existence des monstres ?

              Alexandre, le Surnatureur, se sentait bien incapable de répondre à toutes ces questions. Mais il décida de surveiller les faits et gestes du directeur. Peut-être même allait-il demander à John Major d'enquêter sur son compte… Ça devenait vraiment une habitude !

 

 

Chapitre 7

 

 

              La journée s'éternisa, émaillée de cours rares et ennuyeux. La classe d'Alexandre n'avait toujours pas de professeur de mathématiques et pas de professeur de lettres. Après le repas partagé au self par tous les élèves, des activités sportives furent organisées. L'adolescent se contenta d'y assister sans y participer. Pratiquer le hand-ball en fauteuil roulant n'était pas chose facile. Il encouragea ses camarades qui furent opposés à une autre classe. La puissance d'Iter Cavendish fit merveille et permit à son équipe d'écraser l'adversaire.

              Enfin, vers 16 h 30, Michaël Kerfont vint chercher Alexandre pour l'emmener à l'hôpital, dans sa voiture personnelle. Il le déposa devant le grand bâtiment cubique.

              — Tu ne viens pas avec moi ?

              — Non, j'ai une course à faire. Je te reprends dans une heure.

              Il démarra, abandonnant Alexandre sur le trottoir.

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Published by Le buveur d'encre